Hommage a Mouloud Feraoun ''Vos ennemis de demain seront
pires que ceux d'aujourd'hui'' C'est dans ''Le Journal'' que s'exprime toute sa dimension humaine. Mouloud Feraoun est le fils d'un pauvre qui a décrit la vie de tous les fils des pauvres d'Algérie à l'époque coloniale. Bien sûr, il y a un village de Kabylie comme théâtre des événements qui s'appliquaient à l'ensemble du pays. Il défia le sort qui le prédestinait à être coincé dans la dialectique sourde comme un des anneaux d'une chaîne qui faisait de notre société un monde dont le modèle était préétabli. Il n'en a pas été ainsi pour Feraoun qui a eu raison de la pauvreté et du destin que la vie imposait par avance. Il savait que les montagnes se méritaient et qu'elles étaient loin d'être des obstacles infranchissables contre lesquels naturellement les pluies, les vents, les éclairs, les orages et les neiges venaient briser en éclats leur colère. Les montagnes pour Feraoun, du haut desquelles on se retrouve plus près du ciel comme le lui disait Mammeri dans "La terre et le sang", sont ce genre de provocation qui vous pousse à aller plus loin comme vers cette victoire qu'a été cette institution qui n'oublia jamais de revenir les saluer et y reposer à jamais. Alors que le mouvement national s'acheminait sûrement mais lentement vers l'issue finale, pour l'Algérien des années 50 que fût Mouloud Feraoun, entreprendre d'écrire était en soi un engagement, car il allait contribuer à soustraire la société algérienne astreinte et soumise au regard réducteur et intéressé des auteurs français d'alors, qui la pressentaient ''comme un élément du décor à peine faite pour la vigne, la charrue et les sulfateuses''. L'aventure était d'autant plus incertaine que l'édition d'un livre, écrit par un Algérien à propos des Algériens, risquait d'être une œuvre sans public, car l'écrasante majorité des Algériens ne savait pas encore lire. Mais l'écriture était perçue par Feraoun comme la seule fenêtre qui restait possible dans la carapace colonialiste qui pouvait s'ouvrir sur le monde pour dire son peuple autrement.
Mouloud Feraoun, les chemins qui montent
La consécration révélée
Après Le fils du pauvre (1950) suivi par La terre et le sang (1954), Mouloud Feraoun publie un troisième roman, Les chemins qui montent (1957) en pleine guerre d’Algérie.
Ce roman de la tourmente traduit avec une exemplaire adéquation la constellation chaotique qui secoue l’Algérie, l’éclatement de la famille des Ameur, la guerre anticoloniale, le choc des communautés, le désarroi d’une société bousculée entre l’exigence de modernité (l’ouverture et la tolérance) et le poids ancestral des traditions d’honneur (l’incontournable vendetta) le tout caractérisant l’extraordinaire lucidité du témoin écrivain. Ce roman saisit ouvertement la thématique amoureuse dans l’écriture romanesque à la suite de l’initiative de Mouloud Mammeri (La colline oubliée-1952) et Kateb Yacine (Nedjma-1956). L’inscription de la thématique amoureuse dans une œuvre de terroir sur laquelle plane un implacable ressentiment de vengeance d’honneur qui rappelle les romans de Prosper Mérimée ou mieux encore ceux de Stendhal. Ce roman est avant tout un roman d’amour et de vengeance, mais la romance est troublée par l’irruption de la conflagration et de la guerre. Mouloud Feraoun le souligne sans toutefois s’attarder sur ce fait qui peut-être aura détourné le cours d’un roman en élaboration : « J’ai été pris de vitesse », confiera Feraoun à son éditeur. Le caractère singulier du roman, c’est que l’énigme est dénouée dès l’ouverture. Ce roman s’ouvre sur la mort, mais cette mort est-elle la suite logique d’une querelle de jalousie ou est-elle la conséquence tout autant logique d’une vengeance selon les règles ancestrales de la vendetta ? Ce composé de veines littéraires consacrées renvoyant directement aux sources stendhaliennes voire mériméennes (c’est le côté classique du goût feraounien - classique et non scolaire comme l’auront suggéré les critiques malveillantes ou stériles) va tisser la trame romanesque de ce roman qui est indiscutablement le plus beau et le plus réussi des romans de Feraoun (à mon humble avis). Le roman est inscrit dans sa conception classique comme récit de vie, récit d’aventure amoureuse, avec un dénouement tragique ou dramatique). En ce sens, il serait fastidieux de considérer ce roman, comme ceux qui l’auront précédé, de roman moderne, car il voit le jour au moment même où la notion de modernité romanesque et d’écriture a totalement changé de sens et de portée : Michel Butor pour le roman européen étant passé avant et Kateb Yacine pour le roman francophone aussi. En toile de fond de l’intrigue amoureuse ou celle de la vendetta, le contexte socio-historique de la décolonisation ne manque pas de faire irruption dans le texte romanesque sans pour autant ni le pervertir ni le dénaturer. Les chemins qui montent explicitent plus ouvertement, plus directement et in situ la nature réelle du conflit colonial. Sans doute, Feraoun a-t-il pu lire la revue que son ami Jean Senac avait coordonnée et dans laquelle Mouloud Mammeri avait fait un bilan du colonialisme sans la moindre concession. Nous trouvons la trace dans le roman de Feraoun : « Les colons occupent les meilleures places, toutes les places et finissent toujours par s’enrichir... On finit par les appeler à gérer la chose publique. Et, à partir de ce moment, ils se mettent à parler pour les indigènes, au nom des indigènes, dans notre intérêt bien compris et accessoirement dans le leur... Chez nous, il ne reste rien pour nous. Alors, à notre tour, nous allons chez eux. Mais ce n’est ni pour occuper des places ni pour nous enrichir, simplement pour arracher un morceau de pain : le gagner, le mendier ou le voler... Notre pays n’est pas plus pauvre qu’un autre, mais à qui est-il notre pays ? Pas à ceux qui crèvent de faim, tout de même... » Cette interrogation sur le pays, sur son statut et surtout sur sa nature réelle expose en même temps le statut du colonisé, de son passé comme de son devenir. Cela débouche sur une épaisse revendication vitaliste sans la moindre amphibologie ni ambivalence : le pays comme les hommes sont en situation de déni de reconnaissance. Comment dès lors, l’amour peut-il y trouver son expression quand tout l’environnement lui manifeste hostilité et contrainte. Mais ce qui semble surdéterminer les êtres, les hommes surtout, c’est cette culture ancestrale pesante mais combien réelle et fonctionnelle, qui impose le recours à la loi de la vendetta pour assouvir l’exigence de l’honneur de la vengeance. Le roman ne s’ouvre-t-il pas sur l’assassinat de Amer n’Amer. Cet incipit ne détermine-t-il pas le sens de l’œuvre comme devant souscrire au code traditionnel des usages spécifiques incontournables, ceux-là mêmes qui s’étaient imposé à Prosper Mérimée, le romancier romantique du XIXe siècle ? Mais le roman ne saurait se limiter à cette histoire de vendetta sous peine de paraître un pastiche ou un plagiat du roman régionaliste du XIXe siècle français. Voilà pourquoi le génie de Mouloud Feraoun ajoutera cette note vitaliste singulière qui construit et structure tout le projet feraounien ; le droit à la vie, aussi bien pour le pays que pour les êtres niés dans leur existence et déniés dans leurs droits. « Tu veux vivre ? Voila la vie. Lutte pour ne pas mourir et tes mains seront calleuses. Marche pieds nus et tu fabriqueras une semelle épaisse de ta peau. Entraînes-toi à vaincre la faim et tes traits se tireront, s’aminciront : tu prendras une mine farouche que la faim elle-même contraindra. Travaille pour vivre, uniquement pour vivre. Jusqu’au jour où tu crèveras. De grâce, ce jour, ne l’appelle pas. Qu’il vienne tout seul ! parce qu’enfin, tu vois bien, la vie est belle ! »
Incroyable mais vrai, pourtant
Ce roman a aussi été jugé comme roman de l’assimilation (a contrario, in C. A. Anthologie, Bordas, Alger. 1990) et/ou du malaise identitaire (J. Dejeux in Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, 1984, page 800). Ce roman exprimerait selon eux et l’échec et le dépit qui s’ensuivit d’une telle entreprise, l’assimilation (!) Par M. Lakhdar Maougal
C'est par nos écrivains des années 50 que le monde apprendra l'existence d'un peuple en souffrance, parmi les autres peuples de la terre. Le message dans l'œuvre de Mouloud Feraoun est universel. Il décrit l'homme en tant que soubassement et point de passage obligé à tout projet social, et il n'est pas un hasard de voir aujourd'hui tous ses romans traduits dans beaucoup de langues (en russe, en arabe, en allemand, en italien, en anglais, en espagnol).
Si Feraoun n'a pas produit beaucoup d'ouvrages, cela tient au fait qu'il ne considérait pas l'événement de l'écriture comme une fin en soi. Toute sa pensée était cristallisée autour de sa prise de conscience et de sa responsabilité en tant qu'instruit vis-à-vis de sa société. Aussi, il privilégia l'action sociale, la scolarisation et l'instruction du maximum de ''fils des pauvres'', alors seule issue de sortie de leur condition et de relégués au second collège. Etrangement, il sera assassiné dans la cour d'un centre social un matin de mars 62, ''…comme si une giclée de balles imbéciles pouvait l'avoir arraché de notre vie, sous prétexte qu'elle l'avait stupidement rayé du paysage…'', alors qu'il était inspecteur des centres sociaux. Mais pouvait-il mourir autrement que comme cela et pour cela ? ''C'était le dernier hommage de la bêtise à la vertu'', lui disait encore Mammeri.
Incontestablement, c'est dans son ''Journal'' que toute la puissance et la dimension de l'humaniste s'exprimeront et se révéleront. Son analyse futuriste sur l'avenir de l'Algérie indépendante restera comme un message prémonitoire. Il anticipera sur les événements dramatiques que nous vivons aujourd'hui, lorsqu'il déclara dans le même ouvrage que ''vos ennemis de demain seront pires que ceux d'aujourd'hui''.
ABDENNOUR ABDESSELAM
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