LOUNES MATOUB, quarante-deux ans, le héraut de la culture berbère, de la laïcité et de la démocratie, a été assassiné le 25 juin 1998 à la sortie de Tizi Ouzou vers 13 h 40.
Le chanteur venait de déjeuner dans un restaurant de la capitale kabyle. Il se rendait chez lui à Beni Douala dans la montagne kabyle, avec son épouse et ses deux belles-séurs, lorsque leur voiture est tombée dans une embuscade. Celle-ci avait été dressée par un groupe du GIA à 20 km de Tizi Ouzou, au lieudit Taourirt Moussa sur les hauteurs de Tala Bounen entre Oued Aïssi et Beni Douala. Le chanteur est mort sur le coup. Son corps a été transporté à l’hôpital de Tizi Ouzou. Son épouse a été grièvement blessée et, selon un communiqué, des services de sécurité algériens, elle serait hors de danger. Ses deux belles-séurs blessées légèrement sont gardées en observation à l’hôpital.
Assassinat de Matoub Lounès
Un procès embarrassant pour le pouvoir algérien : Les tueurs présumés du chanteur Lounès Matoub seront jugés le 20 décembre. La famille dénonce une mascarade.
Procès le 20 décembre des assassins du chanteur Lounès Matoub, procès - reporté - la semaine dernière du tueur présumé d'Abdelkader Hachani, l'un des leaders du FIS: les autorités algériennes cherchent à se débarrasser au plus vite des affaires dites «sensibles», c'est-à-dire des assassinats attribués officiellement aux islamistes, mais qui, de notoriété publique, relèvent plutôt des forces de sécurité.
Instruction close. Lundi, la justice a donc annoncé que deux personnes présentées comme les meurtriers de Lounès - Chenoui, un jeune islamiste repenti qui a avoué sous la torture, ainsi qu'un certain Malik Medjnoun - seront traduites le 20 décembre devant le tribunal de Tizi Ouzou. Trois jours avant, les autorités judiciaires avaient déclaré «close» l'instruction du dossier. «Comment peut-on clore une instruction qui n'a pas eu lieu?» s'insurge Malika, la sœur du chanteur, en évoquant «l'absence de toute reconstitution digne de ce nom» et le fait que «la plupart des personnes citées dans cette affaire, notamment Norredine Aït-Hamouda (un député du RCD de Saïd Saadi, une formation de la coalition gouvernementale, ndlr), n'ont pas été entendues par le juge». Nadia, la femme de Lounès, qui fut gravement blessée dans l'attentat qui coûta la vie à son mari le 25 juin 1998, s'insurge aussi contre ces assises. «Aucune enquête sérieuse et indépendante n'a eu lieu. Je ne vois pas, dans ces conditions, comment faire un procès qui ne soit pas une mascarade, remarque-t-elle. Je pense qu'il s'agit simplement de classer un dossier qui gêne beaucoup de monde en Algérie, particulièrement en Kabylie où personne ne croit que c'est le GIA qui a assassiné mon mari.»
Plusieurs raisons expliquent la volonté d'Alger de se débarrasser de cette polémique «alors même que la famille continue d'exiger une commission d'enquête pour révéler les véritables coupables», comme le remarque le Matin, le quotidien algérien le plus radicalement opposé aux islamistes. Avant tout, l'impossibilité de faire croire à un crime des GIA. «Pouvoir assassin!» avaient en effet scandé de véritables marées humaines dès l'annonce du meurtre de leur idole, tandis que, pris à partie, le président du RCD avait dû renoncer à prendre la parole lors des obsèques. Deux ans plus tard, rien n'a changé.
Remise en cause. La finale de la Coupe d'Afrique des clubs champions, le 1er décembre à Alger, a ainsi été l'occasion d'une énième remise en cause de la thèse officielle. «Pouvoir assassin!» ont à nouveau crié des centaines de spectateurs qui assistaient au match Jeunesse sportive de Kabylie-Ismaïlia, en ovationnant la mère du chanteur. Entre-temps, plusieurs témoignages diffusés par Canal + au cours d'une longue enquête sur l'assassinat de Lounès (Libération du 31 octobre) avaient montré qu'un homme apparaissait à plusieurs moments clés du dossier: Norredine Aït-Hamouda.
«Non concernées». C'est visiblement la mise en cause récurrente d'un parti du gouvernement - pour laquelle le principal intéressé n'a toujours pas attaqué Canal + comme il l'avait annoncé - qui pousse Alger, comme le RCD, à vouloir en finir au plus vite avec cette affaire. «On ne va pas se rabaisser à discuter avec Malika ou Nadia [Matoub] sur la question de savoir si on a tué Lounès ou pas. On attend le procès depuis longtemps, le moment est arrivé», déclarait pour sa part Saïd Saadi devant de très nombreux militants, au cours d'une réunion tenue lundi soir au siège du RCD à Paris. De leur côté, la sœur et la mère du chanteur se déclarent «non concernées» par le jugement annoncé.
José Garçon, Libération, 13 decembre 2000
Assassinat du rebelle Lounès Matoub
Le pouvoir a-t-il participé à l'assassinat du chanteur kabyle Lounès Matoub, en 1998? Enquête sur une instruction fantôme : Enigme à l'algérienne.
Qui a commandité, qui a manipulé les assassins de Lounès Matoub , héros kabyle disparu le 25 juin 1998? Qui sont ces «coupables» qu'on exhibe à la télévision, ou qui disparaissent sans laisser de traces? «Libération» a enquêté: le dossier d'instruction est presque vide, et des secteurs proches du pouvoir semblent impliqués.
Les ongles manucurés, le jeune homme en tee-shirt Chevignon se présente poliment à l'écran comme un «membre du GIA» et raconte sans façons comment son commando tendit l'embuscade mortelle contre le chanteur Matoub Lounès, le 25 juin 1998. «On a décidé le matin cette action quand on a vu qu'il descendait en voiture à Tizi Ouzou.» Se revendiquant de la même équipe, surgit ensuite un dénommé Saïd qui explique, lui, que «l'embuscade était préparée depuis une semaine». Libres, bien nourris, ils énumèrent une liste de sept personnes qui seraient «dans le coup». C'est en regardant ce documentaire à la télévision nationale algérienne, où même la météo ne se prévoit pas sans l'aval du pouvoir, que des magistrats en charge du dossier Matoub Lounès ont appris l'existence de ces «coupables». Depuis la mort du chanteur chéri de Kabylie, qui mit la région au bord de l'émeute, au moins une dizaine d'«islamistes», morts ou vifs, ont ainsi été présentés comme ses assassins.
Il y a quelques semaines encore, aucune enquête, aucun interrogatoire de ces hommes ne figurait au dossier d'instruction. Il n'y a pas de rapport d'autopsie, ni d'analyse balistique. Ni de reconstitution.
En Algérie, ce déferlement de coupables n'a pas surpris. En neuf ans de violences, on s'est habitué à l'opacité. L'assassinat de Lounès ne fait pas exception.
Mais cette fois, il y a un grain de sable. Il s'appelle Malika Matoub et personne ne l'avait vu venir. Juste après le meurtre de son frère, elle déclarait, catégorique: «Matoub est victime de l'islam baathiste et de sa version armée: le terrorisme islamiste.» Aujourd'hui, avec sa mère, elle anime une fondation qui s'est fixé pour but de «connaître la vérité». Dans son appartement parisien, Malika s'énerve: «Cessons de trouver de faux assassins. Nous n'accepterons pas un simulacre de procès destiné à tromper l'opinion et à clore le dossier. Nous exigeons une véritable enquête.» Depuis l'Algérie, un message lui est parvenu en décembre, transmis à un proche par des inconnus masqués: «Ne t'en mêle plus.» En vain. L'affaire Matoub est en train de devenir l'histoire d'un impossible enterrement.
Années 80, un révolté kabyle
C'était en juin 1998. Matoub est à Paris. Il vient de terminer l'enregistrement de son dernier disque. Il rentre à Taourirt-Moussa, son village près de Tizi Ouzou, dans cette maison de montagnard kabyle dont il a fait la plus belle du village. «Sa porte était toujours ouverte. Il trimballait tous les fous du village dans sa Mercedes. Il aimait avoir du monde autour de lui», raconte Fodil. Né dans la maison à côté, il est l'ami d'enfance, le confident. Il se souvient de chaque date: 1979, le premier disque de Matoub et, tout de suite, le succès. Dans sa région, Lounès devient beaucoup plus qu'un chanteur, le symbole d'une forme très algérienne de révolte contre le système, plus viscérale que politique. «Dans la rue, des gens l'imitaient, raconte Mohamed, un de ses copains de Taourirt-Moussa. Ses sorties provoquaient de petites émeutes. Avant chaque manifestation d'envergure, la police venait lui chercher des histoires pour qu'il la ferme.»
Avec l'émergence du MCB (Mouvement culturel berbère) au début des années 80, Matoub chante, défile, défie le pouvoir du parti unique qui impose la monoculture arabo-musulmane. Au-delà de la contestation du régime, Lounès est consumé par une cause: la reconnaissance de la langue et de la culture kabyles. «Tête brûlée, il aimait la provoc, aller trop loin, reprend Mohamed. Dès qu'il voyait un flic, il accélérait. Il n'y avait que lui pour se permettre ça. Il y avait un côté sacrificiel chez lui.»
En octobre 1988, alors qu'Alger est paralysée par des manifestations de jeunes, Lounès est interpellé à un barrage en Kabylie pendant qu'il distribue des tracts appelant au calme. Les gendarmes s'agitent. «Retenez vos chiens», assène Lounès à leur chef. Cinq balles, tirées à bout portant, en feront un grand blessé à vie.
En 1991, le Front islamiste du salut gagne les élections. Lounès en pleure. Il prend position au côté du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), où se retrouve une fraction des militants berbères du MCB et qui s'oppose à toute «solution politique» de la crise, prônant une guerre totale contre les maquisards islamistes. Depuis toujours, les armes, la violence font partie de son univers. Désormais, il ne sort plus sans sa kalachnikov. «Il fonctionnait aux tripes et c'est tout. Matoub n'était pas un militant classique, un homme d'appareil», raconte Fodil.
1994, les ombres d'un enlèvement
En 1994, en Kabylie, alors que Lounès boit une bière dans un café, il est enlevé, séquestré puis relâché par un commando armé. Attribuée officiellement aux GIA, cette action est restée entourée d'ombre. L'évoquer, c'est rallumer cette polémique: qui fait quoi? qui manipule qui? La version la plus souvent avancée aujourd'hui, même dans les cercles du pouvoir, évoque des maquisards bien réels mais manœuvrés dans l'ombre par des «ultras» de la cause berbère qui veulent se doter d'un martyr. «Convaincu au départ qu'il avait bien été victime de terroristes agissant au nom de l'islam, Matoub est devenu très susceptible sur cette affaire», reprend Fodil. «Il ne voulait plus en parler. Alors qu'il mettait toute sa vie en chanson, il n'en a jamais consacré une à cet événement. Cela restait comme une douleur, comme s'il n'était plus si sûr de ce qui s'était passé. Mais le remettre en question lui aurait semblé un reniement.» Matoub en gardait une amertume. «Je suis une grenade dégoupillée, aime-t-il répéter. J'explose aux mains de ceux qui croient me contrôler.»
Quatre ans plus tard, en juin 1998, le chanteur tient à être au pays pour la sortie de son album: un concentré de Matoub avec, en prime, une version iconoclaste de l'hymne national. Même la date de sortie est une provocation: le 5 juillet, anniversaire de l'indépendance, la loi sur l'arabisation entre en vigueur. Concession aux islamistes modérés alliés au pouvoir, ce texte interdit l'usage du français dans l'administration, jusque-là bilingue. En Kabylie, toute mesure en faveur de la suprématie de l'arabe fait hurler: on s'attend à une vague de protestations.
Mais cette fois, le climat est beaucoup plus trouble. Selon le Maol, un groupe d'officiers dissidents de l'armée réfugiés à Madrid et visiblement bien renseignés sur les rouages de l'Etat, des rencontres secrètes auraient eu lieu entre de hauts dirigeants du RCD - parmi lesquels Norredine Aït-Hammouda - qui trouvent les autorités trop conciliantes face à l'islamisme et des généraux partageant les mêmes vues. Au cours d'une de ces réunions, se serait élaboré le projet d'un de ces coups d'Etat tordus, tout de bluff et manipulation, comme il s'en trame à chaque fois que la guerre des clans s'exacerbe au sommet de l'Etat. Des gradés, dont le Maol cite les noms, auraient affirmé que, si la direction de l'armée n'apprécie pas la loi d'arabisation, elle ne peut s'y opposer ouvertement et il serait plus habile que la mobilisation parte de la population elle-même. La Kabylie, en pleine effervescence à cause de cette loi, paraît le terrain le plus favorable. S'en prendre à l'un des symboles de la culture berbère serait une provocation susceptible d'allumer la mèche. Durant cette réunion, un dirigeant du RCD aurait affirmé qu'il se charge d'enflammer la Kabylie. Sans autre précision. Ces informations, diffusées par le Maol sur l'Internet, n'ont été ni démenties ni confirmées par le RCD, qui a refusé de nous répondre.
Ce 21 juin 1998, attablé avec Matoub dans un bistro près de Tizi, Fodil, l'ami de toujours, reste perplexe. «Je ne l'avais jamais vu comme ça. Lui qui ne craignait jamais rien, il avait peur. Il se sentait suivi, parlait comme en langage codé, avec des phrases du genre: "Je me suis rendu compte de beaucoup de choses"»... Fodil poursuit: «Je lui ai dit: quitte le pays.» Matoub s'obstine. Un problème privé le retient aussi. Il vient de se marier. Nadia a 20 ans. «Je venais d'avoir mon bac, raconte-t-elle. Je suis allée demander un autographe à Matoub.» «Il en est tombé amoureux fou. Il se sont mariés six mois plus tard», reprend Mohamed.
Le chanteur veut faire connaître Paris à sa jeune femme. Dès décembre 1997, pour lui obtenir un visa, il se tourne vers ses copains du RCD, notamment Saïd Sadi et Norredine Aït-Hamouda. En Kabylie, c'est quelqu'un. Fils du colonel Amirouche, héros de la guerre d'indépendance, ce député dirige aussi l'une des plus grosses équipes de «patriotes», ces milices de civils armés par les autorités. Alors qu'il faut quarante-huit heures à une personnalité politique pour obtenir un visa de court séjour, les intermédiaires ne semblent guère pressés. «Lounès pensait qu'on le faisait lanterner exprès. Il en était obsédé», raconte Malika, la sœur. De son côté, Nadia renchérit: «Ils avaient mon passeport... Cette histoire nous bloquait. J'avais l'impression d'être prisonnière. Matoub appelait presque tous les jours ses copains [du RCD] pour savoir où ça en était. Il raccrochait furieux: "Demain je vais leur faire un scandale et leur bousiller leur local." Et puis il se calmait.» Le couple s'enferme dans la peur. Et le visa n'est toujours pas là... «On n'arrêtait pas de parler de cela avec Lounès. Qu'est-ce que ça cache? Est-ce volontaire?»
25 juin 1998, embuscade près de Tizi Ouzou
Le 25 juin, Matoub veut faire plaisir aux deux sœurs de sa femme: on ira déjeuner au Concorde, le grand restaurant de Tizi Ouzou. A 10 h 30, la Mercedes noire et ses quatre passagers quittent Taourirt Moussa. Il n'y a que deux routes. Au hasard, la voiture prendra l'une à l'aller, l'autre au retour. A table, Matoub est dans un jour noir, nerveux. Tout le monde repart sitôt le repas avalé. Généralement, à cette heure-là, la circulation est plutôt chargée. Cette fois, la Mercedes ne croise qu'un ou deux tracteurs. «Quand on s'en est rendu compte, il était trop tard», se souvient Nadia, la jeune veuve. Dans un tournant, à 150 mètres du village de Talat Bounane, des coups de feu retentissent. Sur la carrosserie, on relèvera 78 impacts de balles. Matoub est touché de 7 balles, dont 2 mortelles.
La gendarmerie n'est qu'à 7 km (mais 2 km à peine à vol d'oiseau). Pourtant, les six officiers de Beni Douala arrivent largement après les faits. «En haut de la route et sous les arbres de la forêt, nous avons trouvé le repaire du groupe terroriste, aménagé pour stocker du fuel», notent-ils dans leur rapport. Les gendarmes constatent l'utilisation de voitures dans l'opération, mais aucun barrage n'est dressé. Ils ne cherchent pas à poursuivre les assassins, mais n'hésitent pas à les nommer dans leur PV: «Un groupe terroriste armé», expression habituelle désignant les islamistes. Le même jour, une radio française diffuse les propos de Norredine Aït-Hammouda: lui aussi met en cause les islamistes. En Kabylie, une foule en furie occupe les rues, assiège l'hôpital où se trouve le corps. Pour des dizaines de milliers de personnes, l'identité des assassins de Matoub-le-héros ne fait pas de doute. Ils crient: «Pouvoir assassin!» Les édifices publics sont attaqués. Saïd Sadi, président du RCD, veut prendre la parole, les huées l'en empêchent. Impuissant, il se tourne vers Malika Matoub, arrivée de France en catastrophe. Elle tire en l'air pour calmer les esprits. «Pour moi, à ce moment-là, il n'était pas question de remettre en question la version officielle.» La Kabylie vacille trois jours au bord de l'émeute. Puis se calme.
Les mystères d'une non-enquête
A Talat Bounane, lieu de l'embuscade, une poignée de villageois commence à parler. Ou plutôt à murmurer. Les mots coûtent cher en Algérie. Tous se souviennent que, trois jours avant les faits, ils avaient adressé une pétition aux autorités pour signaler «un groupe d'individus rôdant depuis plusieurs soirs vers 21 heures avec des kalash et des grenades». Ils avaient aussi remarqué des voitures visiblement en repérage et un groupe de trois civils armés menant des opérations au même endroit. Le matin même de l'assassinat, vers 11 heures, les gendarmes de Beni Douala ont fait le tour des habitations. Aux commerçants, ils demandent de fermer. A tous, ils ordonnent de ne pas sortir ou, mieux, de quitter le secteur, affirmant qu'il va y avoir des «opérations». Après le meurtre, dans la petite cache des agresseurs, les villageois trouvent tout un matériel de camping. Rien n'a été saisi. Sur l'autre voie menant à Taourirt Moussa, une embuscade avait aussi été tendue. Les deux routes étaient sous contrôle, un travail de professionnel: Matoub n'avait aucune chance. Les plus courageux des villageois décident d'aller témoigner à la Brigade. Ils ne sont pas reçus. Cinq jours après, les six gendarmes sont mutés. Et les trois hommes armés meurent dans un guet-apens.
Officiellement, on entend seulement le témoignage des trois femmes à bord. Embrouillés, sous le choc, leurs propos n'éclaircissent pas vraiment le déroulement de l'embuscade. Mais toutes trois ont une certitude, celle d'avoir distinctement entendu les tueurs lancer: «Allah o'Akbar», la «signature» des islamistes. Mais ce cri leur semble manquer de spontanéité. «Avant de s'enfuir, l'un d'eux s'est retourné et de loin, comme s'il avait oublié, il a crié "Allah o' Akbar"», précise aujourd'hui Farida, une sœur de Nadia. C'était comme un mot de passe, lancé pour qu'on le répète.» A l'hôpital où Nadia reste plus d'un mois, la police lui présente un procès-verbal de ses déclarations accusant les GIA. «Je n'ai jamais dit cela mais j'ai signé. J'avais peur, je me méfiais même des infirmiers.»
A Taourirt-Moussa, la Mercedes 310 noire n'est pas mise sous séquestre mais rendue à la famille. La police n'a pas pris la peine de ramasser les douilles, du 9 mm, du 7,62 et du 39, qui jonchent encore l'intérieur. Des morceaux de cerveau maculent le cuir du siège, côté conducteur. Malika Matoub s'interroge: les deux balles mortelles ont été tirées à bout touchant. Elle réclame des expertises mais se heurte à un mur. «C'est là que j'ai commencé à douter.»
Ses avocats approchent les magistrats de Tizi Ouzou en charge du dossier, pour déposer une constitution de partie civile. Les juges les évitent. Mille chicaneries de procédure se dressent. Parallèlement, un émissaire du pouvoir prend contact avec Malika pour lui proposer «réparation». Une indemnisation au titre des «victimes du terrorisme» lui sera accordée dans les plus brefs délais si elle en fait la demande. Une sorte de marché tacite: à elle l'argent, aux autres le classement d'une histoire trop dérangeante. Malika refuse.
En octobre 1998, quatre mois après le meurtre, Nadia et ses deux sœurs sont entendues par le juge d'instruction pour la seule et unique fois. Ouarda affirme être sûre de pouvoir reconnaître au moins deux des agresseurs. «Le juge a fait comme si elle n'avait rien dit», se souvient Nadia. Installée en France, elle n'est jamais retournée en Kabylie.
Un nouveau «coupable» disparaît
Il y a quelques semaines, une nouvelle arrestation a eu lieu en Kabylie: celle d'Abdelhakim Chenoui, un repenti qui s'était rendu. Après un mois au commissariat, il pousse la porte de la maison familiale à Tizi Ouzou. Sale, amaigri, il a visiblement été torturé. «Abdelhakim est l'un des assassins de Matoub Lounès», glisse l'un des cinq civils de l'escorte. Parmi eux, se trouve Norredine Aït-Hammouda. «C'est grâce à moi que vous pouvez voir votre fils», assure-t-il tandis que le jeune homme est à nouveau embarqué. Depuis, la famille est sans nouvelles. Elle a essayé de faire passer un communiqué dans la presse pour retrouver sa trace. Seuls, deux journaux ont accepté. Le lendemain, l'un d'eux mettait la publication sur le compte d'une erreur. Le frère d'Abdelhakim a tenté en vain de déposer plainte pour enlèvement. «C'est une affaire plus politique que pénale», a juste expliqué un magistrat. Contacté à l'Assemblée nationale algérienne le 17 janvier, Norredine Aït-Hamouda a catégoriquement refusé de nous répondre. Il fait confiance, dit-il, «à la justice de son pays».
Par FLORENCE AUBENAS ET JOSÉ GARÇON , Libération, Le mercredi 26 janvier 2000
Malika Matoub, soeur de Lounès Matoub
Paris, 29/05/01 - La présidente de la fondation Matoub Lounès s'exprime sur les évènements en Kabylie. Elle révèle par ailleurs qu'un émissaire du pouvoir algérien lui a proposé de lui dévoiler l'identité des assassins de son frère, en échange de son silence.
Algeria-Interface : Le président Bouteflika a évoqué une réforme constitutionnelle avec une prise en charge " raisonnable " de la revendication amazighe. Qu’en pensez-vous ?
Malika Matoub : Qu’il nous explique d’abord le mot raisonnable. Ensuite ce n’est pas à lui de changer la constitution. Tamazight est un fait, je ne veux pas le soumettre au vote. Voter pour savoir si ma mère doit exister ou non, si elle doit communiquer dans sa langue, pratiquer sa culture ? Il faut aussi redéfinir Tamazight, ce n’est pas seulement une langue, c’est l’identité de l’Algérie. Bouteflika est en décalage, il veut appliquer ces méthodes qui ont 20 ans. Les émeutiers ont 20 ans, ils ne le connaissent pas. Connaît-il la société algérienne qui entre-temps a évolué ? Pour revenir à cette constitution que prépare le président, dans le préambule il y aura sûrement un passage évasif, relatif à Tamazight. Nous ne voulons pas d’une constitution Tikbouchine [poteries kabyles, NDLR], nous ne voulons pas de la folklorisation de Tamazight. Bouteflika parle d’une prise en charge raisonnable, qu’il ait lui-même un discours raisonnable, qu’il soit lui-même raisonnable…
Où en est la situation en Kabylie ?
Les gendarmes sont retranchés dans les casernes d'où ils continuent à tirer. Ce sont des bérets verts [unités de l’armée] en tenue de CNS [unités anti-émeutes du ministère de l’intérieur] et de gendarmes qui font le travail à l'extérieur. Ils ne sont pas aussi diplomates que les véritables CNS au début des évènements, ce qui explique les lourds bilans.
Comment voyez-vous les choses évoluer dans un proche avenir ?
Les premiers jours des émeutes, un jeune d’Azazga, Kamel Irchène, a écrit le mot liberté avec son sang, juste avant de mourir. Les revendications des jeunes sont claires. C’est un mouvement qui aspire au changement, à la démocratisation de la société. Chaque jour on dénombre des morts. Provocations, arrestations (contrairement à ce qui se dit, on enlève les jeunes de leurs maisons), insultes. Oulech smah [pas de pardon, un des slogans des émeutiers], la population ne va pas pardonner. On espère que les autres régions vont suivre parce que c’est salutaire pour le pays. Il faut rendre l’Algérie aux Algériens. Ce n’est pas une propriété privée. Il faut aussi que ceux qui sont mort aient un statut de martyrs de la liberté. Ces jeunes, je les compare aux lycéens qui sont entrés en guerre pendant la lutte pour l’indépendance. Ils ont le même âge et la même conviction.
Qu’est ce qui a changé par rapport aux émeutes de 1980 en Kabylie, ou celles d’octobre 1988 ?
D’un côté, les émeutes s’inscrivent dans la continuité des précédentes. Mais ce qui est nouveau, c’est que le pouvoir est prêt à tuer les deux tiers de la population pour durer. À l'époque, il avait encore la force de contenir l’opinion nationale et internationale. D’un autre côté, l’insurrection de 1988 a été récupérée par le mouvement islamiste. Ce n’est plus possible aujourd’hui, les jeunes revendiquent un projet de société ouvertement moderne et démocratique.
La réunification partielle du MCB (Mouvement culturel berbère) signifie-t-elle que les choses évoluent ?
Même les 3 MCB [les trois tendances au sein du MCB] sont dépassées par les évènements. Les dissensions ont démobilisé la population. (…) De toutes façons, dès qu’un parti ou une tendance se rapproche du pouvoir, elle est automatiquement disqualifiée par la population, hostile au pouvoir central.
Etes-vous pour une autonomie de la Kabylie ?
Oui pour l’autonomie, mais de toute l’Algérie. Il faut que le pays retrouve son indépendance. Mais je n’ai pas de modèle politique précis, je laisse ça aux politiques (…)
Qu’est ce qui peut faire changer les choses aujourd’hui ?
Il faudrait que le pouvoir réponde aux revendications. Retrait des brigades de gendarmes et leur remplacement par la police urbaine. Les assassins et les commanditaires doivent êtres jugés. Nous n’avons pas de nouvelles du gendarme qui a tué Massinissa [le meurtre d’un jeune dans une brigade de gendarmerie qui a déclenché les émeutes]. On sait qu’il est officiellement suspendu de ses fonctions, mais c’est tout. D’ailleurs au moment où Massinissa a été tué, j’étais dans les locaux de la gendarmerie suite à une convocation pour le procès de Matoub Lounès. (…) J'ai entendu une rafale, puis une autre. On a cru à une descente terroriste, on a pris peur. Puis un gendarme est arrivé, il a dit que ce n’était rien. On a trouvé Massinissa devant la porte gisant dans une mare de sang. J’ai vu ensuite les gendarmes tenter de se débarrasser du Kalachnikov qui a servi au meurtre.
Etes-vous toujours convaincue que votre frère, Matoub Lounès a été assassiné par le pouvoir ou des clans à sa périphérie?
Avant d’en arriver au "qui a tué Matoub", on ne sait même pas comment il est mort… Lounès s’est garé d’une manière impeccable, sans percuter un obstacle. Pourquoi? Il a été tué à bout portant... Il y a aussi des problèmes balistiques inexplicables dans la version officielle, des tirs croisés, et d’autres choses encore. Le témoin principal de l’inculpation de Chenoui (l'assassin présumé, NDLR) est lui-même un repenti… Pourquoi le pouvoir refuse-t-il de refaire une reconstitution sérieuse? Aujourd’hui, ce n’est pas le plus important de savoir qui l’a tué. C’est comment il est mort. Et le "comment" conditionne et explique le "qui"... On peut le savoir avec les témoignages des trois occupantes, il y a la voiture, il y a le rapport du légiste qui a fait le constat de décès. Dernièrement, on m’a envoyé quelqu’un, Riadh Allal, qui se dit représentant du RND à Paris et proche d’Ouyahia [ministre de la justice et secrétaire général du RND]. Il m’a demandé d’arrêter de parler de l’internationalisation de l’affaire Matoub et des évènements de Kabylie, (quand j’ai dit à la télévision que c'était un "véritable génocide"). En échange il m’a promis de me "donner" les assassins de mon frère et m’a même avoué qu’il y a des patriotes qui sont mêlés à l’assassinat. Et en ce qui concerne le procès en diffamation qui m'a été intenté par Nordine Aït-Hammouda (député RCD et chef de milice, NDLR) il m’a dit que que celui-ci avait eu gain de cause car c’était un "cadeau" pour que le RCD reste dans la coalition. Il m'a affirmé que je gagnerai le procès en appel... Aujourd’hui, le RCD s’est retiré de la coalition, le pouvoir n’a donc plus rien à perdre de ce côté-là.
Interview: Chawki Amari, Algeria Interface
Affaire Matoub Lounès: lettre de Me Khelili
Exp: Khelili Mahmoud, avocat au barreau d'Alger, 9 avenue Gheboub Boualem, El Harrach, Alger, agréé à la cour suprême.
M. le juge d'instruction près le tribunal de Tizi-Ouzou, première chambre, siège du palais de justice (tribunal) à Tizi-Ouzou.
Monsieur le juge d'instruction
J'ai l'honneur en ma qualité de conseil de Chenoui Hakim et de Medjnoun Malek*, ce dernier pour lequel je viens d'être constitué par son père, Monsieur Medjnoun Si Ali, après le départ définitif d'Algérie de son avocat Maître Mesli, lesquels sont placés sous mandat de dépôt après avoir été inculpés de chefs en relation avec l'assassinat du chanteur Matoub Lounès, de solliciter une mesure de main levée en leur faveur et une remise en liberté sans délais pour les motifs ci-après exposés:
Outre le fait qu'ils aient nié catégoriquement les faits à eux reprochés en votre présence et les déclarations rendues publiques par la famille du défunt, d'où il résulte de façon tout à fait élémentaire que mes mandants n'ont rien à voir avec l'assassinat du chanteur, lequel assassinat caractérisé par une opacité et une insuffisance en matière d'enquête et d'information judiciaire en vue de la manifestation de la vérité, d'autres éléments viennent d'être révélées, permettant d'atteindre cette vérité et de vous faciliter l'accomplissement de votre délicate et sensible mission.
Ces éléments constitués de lourdes présomptions tendant à identifier les personnes auxquelles il serait possible d'imputer la responsabilité de cet odieux assassinat, ont été révélés par la télévision française canal +, le 31 octobre 2000 à 21 heures.
Il est donc constant et sans équivoque d'après ces éléments que mes mandants n'ont aucune responsabilité dans ce gravissime crime d'où l'absolue nécessité d'un complément d'information, et d'où il échoit de constater que le maintien en détention préventive de mes mandants est devenu sans base légale et sans aucun intérêt pour la manifestation de la vérité. En conséquence, de quoi il y a lieu à remise en liberté de mes mandants, d'autant plus que la détention préventive est une mesure exceptionnelle et que la procédure judiciaire qui leur avait été appliquée est nulle, notamment au niveau de l'enquête préliminaire menée par les officiers de police judiciaire au cours de laquelle ils ont été soumis à des actes de violence et de tortures dans le but de leur soustraire des déclarations et des aveux contraires à la vérité et à leurs intérêts en vue de leur imputer la responsabilité de l'assassinat du défunt Matoub Lounès, selon le proverbe populaire: "que peut faire un mort entre les mains de son laveur?".
Et pour conclure, et compte lieu de ce qui précède et de ce que je représente la défense des prévenus, je suis contraint légalement, juridiquement, moralement et logiquement de solliciter la citation à comparaître en qualité de témoins et leur audition en cette qualité sur tout ce dont ils ont connaissance dans cette affaire d'une absolue gravité, des personnes ci-après:
- l'officier supérieur Ben Baali Ali (suivant sa présentation dans l'émission, opposant politique résidant à l'étranger),
- le docteur Said Sadi, député et président d'un parti politique (RCD),
- M. Nouredine Ait hamouda, député,
- Mme VVE Nadia Matoub, épouse de la victime et la sour de celle-ci,
- Mme Malika Matoub, sour du défunt.
Ainsi vous ferez justice
Le 31 octobre 2000
Signé Mahmoud Khelili
Copies à:
M. le Président de la République
M. le Premier Ministre
M. le Ministre de la Justice
M. le Procureur général près de la cour de Tizi-Ouzou
M. le Président de la chambre d'accusation de Tizi-Ouzou
M. le président du Sénat
M. le Président de l'APN d'Alger.
* aw: M. Medjnoun Malek a été enlevé le 28 septembre 1999 par des agents de la Sécurité Militaire et détenu au secret en partie à Chateauneuf jusqu'en mai 2000.
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